le bleu en vogue
Les unes du journal L'Equipe (L'Epique pour les intimes) abondent en métaphores. Le XV de France sombre face aux All Blacks de Nouvelle Zélande, et c'est une "marée noire" qui se déverse le lendemain en première page du journal. A l'inverse, les Blacks n'ont que rarement été couverts de bleus.
Un match nul des footballeurs "au maillot frappé du coq" face à une obscure autocratie d'outre-Oural déclenche au choix un "Vague à l'âme" ou des "Bleus à l'âme". Une défense fébrile ? une attaque bien terne ? "Fastoche !" s'exclame le préposé aux gros titres: nous avons vu "des bleus bien pâles". Avouons-le, ces métaphores journalistiques dans le domaine du sport ne sont pas toutes heureuses, et deviennent vite agaçantes lorsqu'elles prennent la forme de raccourcis stylistiques prévisibles. Du défenseur 'attentiste' à l'attaquant 'réaliste', nul n'est à l'abri, pas même le linguiste pessimiste, ou le retraité alarmiste versé dans le "tout fout le camp".
A l'aube des années 80, le linguiste George Lakoff et le philosophe Mark Johnson ont montré qu'une métaphore était bien plus qu'une figure de style. C'est avant tout le produit d'un transfert conceptuel d'un domaine source (qui comprend le sens littéral de l’expression) à un domaine cible (qui précise le sens contextuel final de l’expression en question). Une métaphore peut ainsi prendre la forme LE DOMAINE CIBLE EST LE DOMAINE SOURCE. Par exemple, Il était tellement en colère qu'on sentait que ça bouillait à l'intérieur contient une métaphore du type LA COLERE EST UN FLUIDE CHAUFFE. Lorsque nous disons Elle refuse de cracher le morceau, nous projetons plus ou moins consciemment le domaine source de l'aliment sur le domaine cible du secret en ayant recours au schéma conventionnel EXPULSER UN ALIMENT PAR LA BOUCHE EST REVELER UN SECRET.
Ce processus, pourtant très fréquent, passe le plus souvent inaperçu car la plupart des métaphores finissent par devenir transparentes. Elle perdent alors la tension dynamique entre source concrète et cible conceptuelle qui les caractérise. Lorsqu'Amélie Mauresmo "valide son billet pour les quarts", le domaine source du voyage est bien loin et nul ne se représente plus vraiment la scène dans laquelle la joueuse de tennis introduit son billet Prem's dans la poinçonneuse jaune. Lorsqu'il ne reste "plus aucun Français en lice" à Roland Garros, les joutes chevaleresques sont bien loin.
Dupliquée ad nauseam, la métaphore transparente perd son statut de métaphore pour retomber dans la banalité de l'usage normatif. A force, c'est gavant.
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