Le passage de l'Antiquité grecque à la Renaissance, de l'Odyssée à ERASMUS, n'est pas qu'un jeu linguistique dérivé d'acronyme foireux. Il aurait été possible de trouver quelque chose à partir du grec Οδύσσεια, après tout (auquel cas on aurait pu imaginer que l'acronyme Οδύσσεια désignerait l'Organisation pour le Développement Universitaire : Système Spécifique pour l'Europe Inter-Académique, par exemple). Non. Les Eurocrates qui ont choisi ERASMUS ont mûrement réfléchi à l'imaginaire européen qui se cache derrière cet acronyme. Le passage du nom de l'épopée homérique à celui de l'humaniste hollandais signale plusieurs passages ou déplacements :
1. On passe du grec au latin, c'est-à-dire d'une langue dialectale à une langue impériale, ou encore d'une langue appartenant à des cités-États à la langue de l'Empire Romain (à remarquer qu'en anglais, qu'aujourd'hui on n'hésite pas à appeler la langue de l'Empire, on a gardé la forme latine, on dit Erasmus pour parler d'Érasme). N'oublions pas que l'Europe (qu'on doit célébrer demain), telle qu'on la connaît, date du Traité de Rome (pas du Traité d'Athènes ou de Thessalonique).
2. On passe du voyage du héros solitaire (Ulysse ne revient-il pas seul de ses voyages? Tous ses camarades sont morts!), à un des plus prolifiques correspondants épistolaires de l'histoire de l'Europe, c'est-à-dire qu'au guerrier solitaire on préfère aujourd'hui cultiver l'homme du réseau social (le réseau d'Érasme s'étendait à tous les pays d'Europe).
3. On passe des rives de la Méditerrannée, et de l'Asie Mineure, à l'Europe du Nord pré-industrielle. On s'éloigne donc de ce qui deviendra la Turquie, et, plus généralement, du Moyen-Orient, au profit des Pays-Bas ou du BENELUX, des pays naturellement polyglottes qui furent longtemps dominés par ce qui deviendra la France et l'Allemagne. Ce déplacement géographique du centre de l'idée européenne, de son berceau historique et mythologique, au berceau du capitalisme industriel occidental, c'est bien entendu le choix d'une culture dominante: la culture chrétienne (catholique ou protestante, peu importe) contre les autres. Érasme, c'est d'abord un théologien chrétien. Homère, c'est de la poésie païenne. Beurk (comme l'ont dit les potaches: Homère... oh, merde!).
4.On passe, enfin, du chant et de l'oralité, à une culture de l'écrit et du livre imprimé. En d'autres termes, on passe de l'œuvre d'art mythique, à l'œuvre d'art reproductible. Sans reproductibilité, on n'aurait pas pu créer de système pan-européen. Par ailleurs, l'université, comme tout appareil idéologique d'État qui se respecte, a pour rôle de 'reproduire' (le savoir, des expériences scientifiques, la connaissance, les étudiants, l'idéologie dominante...)
Heureusement que tous ces passages (qui sont aussi le titre d'une autre œuvre de Benjamin qu'il faudra bien que je lise un jour...) sont ponctués de délicieux traités, non plus de Rome, mais de Moriae (presque un anagramme!) qui se moquent... de l'université et de ses universitaires. Si vous avez le courage de lire, lisez donc :
« Mais je serais moi-même tout à fait folle et parfaitement digne de tous les éclats de rire de Démocrite si je continuais à énumérer les formes des folies et des insanités populaires. J'arrive à ceux qui se donnent parmi les mortels l'apparence de la sagesse et convoitent, comme on dit, le rameau d'or.
Parmi eux tiennent le premier rang, les grammairiens, race d'hommes certainement la plus calamiteuse, la plus affligée, la plus haïe des dieux si moi je n'adoucissais les désagréments de leur misérable profession par un doux genre de folie. Ils ne sont pas en butte à cinq malédictions seulement, c'est-à-dire à cinq présages funestes, comme l'indique une épigramme grecque, mais à des centaines : toujours affamés et sordides dans leurs écoles -- que dis-je des écoles ? ce sont plutôt des séjours d'angoisse , ou plutôt des galères, de chambres de tortures, -- au milieu des hordes d'enfants ils vieillissent dans les labeurs, sont assourdis de cris, s'asphyxient encore de puanteurs et d'infection ; mais grâce à ma faveur, ils se croient les premiers des mortels. Ils sont tellement contents d'eux-mêmes quand ils terrorisent une classe épouvantée par leur visage et leur voix menaçante, quand ils déchirent les malheureux à coups de férules, de verges et de fouets, quand ils déchaînent à leur guise toutes leurs colères, à l'exemple de l'âne de Cumes ; alors leur saleté leur semble pure élégance, leur puanteur embaume la marjolaine, ils prennent leur misérable esclavage pour une royauté...»